Au Cameroun, les quelques Pygmées Baka qui résident encore dans les tréfonds de la région de l’Est, continuent d’observer le rituel du taillage des dents. Jusqu’ici, cette pratique très secrète n’avait presque jamais été réalisée en présence de personnes étrangères à la tribu.
À Nomejoh, au cœur de la grande forêt de l’est du Cameroun, à 400 kilomètres de la capitale Yaoundé, un espace d’environ dix mètres carrés de superficie a été spécialement aménagé par les Pygmées Baka. Ils sont plus d’une centaine ce jour-là. La forêt est animée. On chante, on danse, on crie. Les huttes sont joliment décorées de feuilles de raphia. Le décor est très propre aux pygmées.
Il s’y déroule une cérémonie de taillage des dents, qui représente un rite fondamental chez les Baka après la circoncision chez les garçons. Émile Elenga, qui officie ce jour-là, est assis, tandis que Bissa Kenda, l’initié du jour, est allongé à même le sol, sur quelques feuilles de raphia sèches. Il s’apprête à se faire tailler les six canines et incisives supérieures. Un rite qui lui permettra d’entrer de plain-pied dans le monde des adultes.
Pendant ce temps, les femmes miment le « Moboma », une chanson pour bercer celui qui se fait tailler les dents. Comme Bissa Kenda, les jeunes doivent montrer un courage hors norme et ne doivent pas laisser transparaître leur souffrance, malgré la douleur atroce qui se fait sentir lorsqu’un cri strident déchire l’ambiance joyeuse du moment. « Tout le monde subit cette épreuve, les femmes comme les hommes », précise Émile Elenga, en pleine cérémonie.
Le jour « J », les tailleurs de dents liment leurs instruments composés d’un couteau ou d’un silex, et d’une pierre ou d’un morceau de bois dur. « J’ai été formé par mon papa à cette pratique. Et aujourd’hui, je la pérennise. Je forme aussi les jeunes d’ici afin que l’œuvre continue d’exister », ajoute Émile Elenga.
Les conditions
Les touristes ou même simplement les étrangers aux Pygmées ne sont pas conviés à ce rituel un peu particulier destiné à la sphère privée. Il s’agit d’un processus long et délicat – « extrêmement difficile », selon les témoignages des anciens tailleurs présents ce jour-là sur place –, car il ne faut pas abîmer la racine de la dent. « L’opération » est aussi impressionnante qu’elle semble douloureuse.
Pour les Baka, ce n’est d’ailleurs pas uniquement l’enfance qu’ils quittent ce jour-là, mais aussi « l’animalité, voire la bestialité », explique un ancien présent à la cérémonie. « Ces états d’esprits, qui menacent toujours de déclencher la colère des êtres humains imparfaitement réalisés, sont un frein à leur épanouissement personnel. » À l’âge de la puberté, filles et garçons passent sous une influence sournoise, pensent les Baka, et à leurs yeux, des canines non pointues sont le signalement d’un mauvais caractère.
Un rituel très ancien
Cette pratique remonte à plusieurs milliers d’années avant Jésus-Christ. « Au départ, il était question de permettre de mieux couper, déchiqueter la viande, soutient Venant Messe, spécialiste des Pygmées Baka. Mais avec le temps, avoir les dents taillées est devenu une manière efficace de séduire. »
Ce fin connaisseur de la tradition pygmée indique que « ce rituel doit absolument être pratiqué avant le mariage. C’est un passage obligé, notamment pour que l’homme emprunte le bon chemin de la vie s’il veut, avec son épouse, vivre dans le calme et en harmonie. En se faisant tailler les dents, le Pygmée devient une « vraie personne ». Et cela lui permet d’éradiquer ses vices cachés et ses péchés. La colère, la terrible haine, en passant par la jalousie, l’égoïsme, la gourmandise, l’avarice, la fainéantise, l’orgueil, tout cela lui est éloigné à travers le taillage des dents », poursuit Venant Messe.
Une tradition qui reste donc un pilier de la vie des Pygmées Baka. Une existence qui alterne entre pêche, chasse, cueillette et pratiques ancestrales. Ceux qui, comme Émile Elenga, s’attellent à la tâche, voient en elle un moyen de renforcer l’ordre spirituel et culturel chez les peuples pygmées. Les initiés, à l’instar de Bissa Kenda, s’y soumettent volontiers, tant qu’il s’agit de pérenniser la tradition des Pygmées qui se meurt, malgré tout, à petit feu.
Source : RFI